Interview d'un vétéran des projets CRM : gérer la dépendance à Salesforce et constituer le stack vente-marketing idéal.
La domination de Salesforce sur son marché ne fait aucun doute. D’après les chiffres de Statista, le géant du CRM est loin devant ses concurrents, avec une part de marché qui dépasse les 16% sur les six dernière années, plus importante que ses quatre premiers concurrents réunis en 2020. Pour l’année 2021 (absente du graphique ci-dessous), elle s’est établie à 19.8% pour un chiffre d’affaire de plus de $21Mds.
Dans les chiffres compilés par Backlinko, j’ai été surprise de constater que Sales Cloud, qui a fait le succès initial de Salesforce, génère maintenant moins de revenus que Service Cloud et surtout que les autres services de la plateforme (Tableau, Mulesoft par exemple).
Pour discuter du succès de Salesforce, de son évolution et des perspectives, j’ai fait appel à un vétéran du marché, Sylvain Davril, CEO de Merlin/Leonard.
🧲 Comment gérer la dépendance à Salesforce ?
Sylvain Davril est aujourd’hui à la tête de Merlin/Leonard, une société de conseil. Durant toute sa carrière, il a réalisé des projets pour des grandes entreprises, autour des solutions d’Oracle, de Siebel, et enfin de Salesforce. Il a commencé à utiliser ce dernier dès les années 2000, et le logiciel continue à être le cœur de son stack d’outils SaaS. Aujourd’hui il conseille des entreprises sur l’outil de marketing automation Marketo, et la moitié de ses clients utilisent Salesforce.
D’après ses expériences passées avec Oracle et Siebel, et les échecs retentissants de certains projets, il est particulièrement vigilant sur l’évolution de Salesforce et sur la place prépondérante qu’il prend aujourd’hui.
Les trois points forts de notre discussion :
Salesforce reste une des solutions les plus performantes du marché.
Pour préserver la portabilité et limiter la dépendance, il est conseillé d’éviter au maximum les développements en propre.
Grâce à l’écosystème de partenaires, on peut choisir la solution la plus pertinente pour chaque besoin fonctionnel.
Que s’est-il passé avec Oracle et Siebel ?
Ces solutions se sont effondrées sous leur propre poids. A force de vouloir pénétrer toutes les couches fonctionnelles, plus personne ne maîtrisait vraiment les fonctionnalités natives, à tel point qu’on développait souvent des choses qui existaient déjà, sans le savoir.
Par exemple, une grande banque française a décidé de tout migrer sur Siebel, a mis des millions sur la table et au final le projet n’a jamais vraiment vu le jour.
Du point de vue du client, cela veut dire donner toutes les clés à un seul fournisseur, et à chaque renouvellement de contrat, cela fait de plus en plus mal financièrement. Jusqu’au jour où la DSI décide que cela ne peut pas plus durer. En général, la sortie est très douloureuse.
Salesforce a réussi en s’inscrivant en opposition à cette philosophie, mais est en train de faire pareil aujourd’hui. A chaque renouvellement, je sens le poids de la machine, même à mon petit niveau, et on parle quand même d’augmentation de prix significative.
Qu’est ce qui explique le succès de Salesforce ?
Salesforce est intégré avec énormément de solutions qu’on utilise au quotidien, et ses connexions natives sont un atout pour la DSI. Plus personne n’a envie de faire de projets d’intégration, et si ces derniers ne concernent pas le cœur de métier, ils passeront toujours après le reste.
La vraie révolution, cela a été le cloud : plus besoin d’aller balayer la cave pour installer des serveurs, on pouvait commencer à utiliser le CRM du jour au lendemain. Ensuite le design était complètement nouveau par rapport à ce qui existait déjà. Pour tous ceux qui voulaient une solution pour gérer les opportunités commerciales, c’était ce qu’il y avait de mieux.
Quand Salesforce a démarré, on pouvait très vite tout maîtriser, et puis d’autres briques sont arrivées et aujourd’hui c’est une machine qui fait beaucoup de choses, mais est devenue très complexe.
La communauté et l’écosystème de partenaires sont extraordinaires, aucun autre éditeur de logiciel n’arrive à leur cheville.
Oui, dans ta licence Salesforce, tu payes pour un périmètre fonctionnel très large. Si tu n’as pas dans ta roadmap la montée en puissance sur ces éléments, cela revient à payer pour rien.
Le pricing d’un Salesforce ou d’un Marketo sont faits pour les actionnaires, pour que les clients payent du récurrent. Ce n’est absolument pas aligné avec l’intérêt des clients. Si on avait beaucoup plus d’options pour choisir les fonctionnalités, cela permettrait de baisser le prix. En plus, le pricing multi-annuel est tellement plus intéressant, que cela te force à t’engager sur plusieurs années. Mais si tu as un problème et que tu veux réduire la voilure, tu n’as aucune porte de sortie, tu es obligé de continuer à payer, même si tu n’as plus les équipes !
Dans un monde qui va de plus en plus vers l’expérience client, ce cliquet est le plus critiqué par les clients avec qui je parle. Cela pousse à des stratégies de contournement comme de partager des licences.
Est-ce que tu vois des clients quitter Salesforce, et pour quelle solution ?
Cela n’arrive pas tous les jours, mais les cas que j’ai en tête sont des clients passés chez Microsoft Dynamics, qui s’intègrent très bien avec beaucoup d’outils de productivité utilisés par leurs équipes. La pression pour avoir des données hébergées en Europe avec des éditeurs européens permet de donner sa chance à des éditeurs français, surtout du côté marketing automation. Cela ne suffit plus forcément aux clients que les données soient hébergées en Europe, ils préfèrent que l’éditeur soit européen.
Pour autant Salesforce fait des résultats records et sont plutôt en train d’étendre leur périmètre avec pas mal d’acquisitions ces dernières années.
Oui, beaucoup d’énergie est dédiée à étendre le périmètre, mais pas forcément à continuer à exceller dans le cœur du réacteur, le CRM. A part la refonte de Lighting, à mon humble avis, il n’y a pas eu beaucoup d’améliorations sur ce point. Ils ne sont pas à l’abri d’un concurrent extrêmement novateur qui révolutionne le concept du CRM et améliore vraiment la vie des Sales. Il y a beaucoup de saupoudrage, ils ont tendance à négliger leur cœur de métier. Je préfèrerais qu’ils se concentrent sur le coeur de métier et laissent le reste à des spécialistes.
Au sujet de la nouvelle interface utilisateur Lightning, est ce que tous les anciens clients sont l’ont adoptée ?
Non, car il faut refaire tous les écrans. Moi je suis toujours sur la version classique, et il y a d’autres clients comme moi, car on perdrait en efficacité. Mais pour ceux qui l’ont eue dès le départ ou démarrent aujourd’hui, Lightning est évidemment très bien.
Qu’est ce que ce serait un CRM révolutionnaire aujourd’hui ?
Quand Salesforce est arrivé, cela nous a débarrassés de beaucoup de choses, la base de données, les machines, etc. Mais ensuite, tu demandes à tes commerciaux de passer leur temps à remplir des données. La plupart des entreprises ont besoin des mêmes données. Imagine que demain Microsoft propose Dynamics avec toutes les données LinkedIn, en t’offrant la possibilité de contrôler exactement à qui tu vends tes données. Pourquoi est-ce qu’on continuerait à remplir la base de contacts, les comptes et leur hiérarchie ? Cela n’a pas de sens, on devrait pouvoir tout récupérer.
C’est peut-être LinkedIn qui doit lancer un CRM ?
En fait c’est un peu en train d’arriver, même si Microsoft a démenti. On commence à avoir une notion de lead avec la licence Sales Navigator. En plus, il y a toute la sécurité du point de vue de l’utilisateur, je sais où vont mes données, qui les voit, et je peux en acheter. Il faudrait aussi des partenariats avec les écoles et universités pour valider les diplômes - 40% sont faux d’après Nomination. Et puis ajouter Dun and Bradstreet pour la hiérarchie de comptes.
Quelle est ta stratégie pour ton stack logiciel ?
J’essaye de ne pas développer mon Salesforce pour pouvoir en sortir si je veux. Je préfère utiliser le meilleur de chaque domaine fonctionnel et ne pas mettre tous mes œufs dans le même panier.
Pour aller plus loin :
Business News Daily a fait une revue très complète de Salesforce, notamment du pricing.
Un contributeur de Forbes se demande si Salesforce n’est pas trop cher pour les petites entreprises - voir l’article en anglais ici.
J’ai fait le point récemment sur le partenariat Salesforce-AWS ici.
Exemple d’un stack vente-marketing idéal
Sylvain a constitué son stack autour de Salesforce et Marketo et comprend les outils mentionnés sur la page d’accueil du site web de Merlin/Leonard, notamment :
Dropcontact et CaptainVerify pour l’enrichissement des données
Otowui pour les templates emails et landing pages
Letsignit pour la signature électronique
Limber pour l’engagement social
Xeno pour le chatbot et le marketing conversationnel
Tableau pour la BI
23 pour les vidéos et les webinaires
Salesforce possède un écosystème de solutions disponibles sur AppExchange, avec plus de 4000 applications qui permettent à peu près de tout faire.
Pour sélectionner son outil CRM, l’important est de bien définir les objectifs et les besoins principaux, et de ne pas sur-estimer la capacité de l’organisation à adopter toutes les fonctionnalités.
Pour l’exercise, j’ai compilé sur Trustradius les notes accordées par les clients sur certaines fonctionnalités des CRM les mieux notés, Salesforce, Hubspot, Pipedrive et Zoho :
Par exemple, Pipedrive est très apprécié pour la gestion des oppportunités commerciales et des leads. Hubspot est reconnu pour les campagnes emails ou le suivi des interactions avec le site web, mais n’est pas la solution la mieux classée si vous attachez de l’importance à une solution mobile. Pour autant, il faut discuter avec les forces de vente de leurs besoins réels en matière de mobilité : consultation simple ou mise à jour, ce n’est pas la même chose.
L’intégration avec le reste des outils est aussi fondamentale, comme l’explique Sylvain au sujet de Dynamics. Par exemple Streak est fait pour tirer avantage de Gmail et de la suite Google. Vérifier quelles sont les solutions natives et les connecteurs fait partie de la sélection.
Enfin, si on préfère une solution métier très spécifique, on peut faire le choix d’un acteur spécialisé comme DealCloud pour le M&A.
🥯Everything Bagel
La rubrique fourre-tout pour partager des news et des bons plans. A New-York, ce bagel est celui qui a plein d’ingrédients salés et dont la recette varie selon les delis. Un délice avec du smoked salmon et du spread cheese !
👩💼 Bien travailler : Alors que je prépare mon retour en France, je me suis demandée là où il fait bon travailler. Et dans la catégorie 1000-2500 salariés en France, le numéro 1 selon le classement Great Place to Work est justement Salesforce France. La même entreprise est numéro 2 dans le classement Glassdoor des employés de 2022. Dans ce même classement, les autres entreprises tech sont Microsoft (#4), SAP (#9), Apple (#11), et Dell (#12).
🪁 Encore du no-code : Airtable, que j’utilise pour mon site web ServerlessCrush.com, emporte un prix “Technology of the Year 2022” décerné par Infoworld. A ses côtés, d’autres solutions no-code, comme Builder et surtout Google AppSheet, la “Plate-forme permettant à toutes les personnes de votre entreprise de créer et d'étendre des applications sans codage”.
🎯 Le chiffre : +19,7% - c’est la progression du montant dépensé par les consommateurs d’applications et jeux mobiles entre 2020 et 2021. Ce montant s’établit à $133 Mds, d’après SensorTower, tandis que les téléchargements stagnent. La part des jeux restent très majoritaire, mais diminue au profit des applications de diversissement comme Disney+, Netflix, HBO, etc. A tel point que les Américains passent plus de temps sur leur mobile (4,1 h par jour en moyenne) que sur leur télé (3,1h). La dernière app que j’ai installée est Wordle, pour deviner des mots en anglais. Et vous ?
💰 L’article business : si vous ne connaissez pas Albert Meige, je vous recommande vivement ses publications sur LinkedIn, et notamment la dernière en date sur les opportunités business que représente le métavers. Il n’y a pas seulement des possibilités dans les domaines déjà identifiés : collaboration, formation, évènements, résolution de problèmes, et extension de produits physiques. Il y a aussi la possibilité de se positionner sur la chaîne de valeur, avec de nouveaux modèles à créer.
🎙 Le podcast : je vous recommande vivement le récit haletant du combat entre AirBnB et la ville de New York par Business Wars (en anglais). La société, qui se déclare comme une solution pour aider les classes moyennes à gagner de l’argent en louant une chambre ou un canapé, est surtout vue par les municipalités comme responsable de l’augmentation des loyers. Et avant de s’imposer, son histoire a été secouée par les attaques de la ville à la pomme.